Penser et transmettre l’héritage des soins ancestraux marocains à Bruxelles
- Agenc'MondeS
- il y a 6 jours
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Dernière mise à jour : il y a 23 heures
Depuis plus de soixante ans, la Belgique accueille des immigré·e·s marocain·e·s dont les savoir-faire en matière de soins sont le fruit d’une tradition pluriséculaire. Héritée des maristans médiévaux, cette approche holistique conjugue phytothérapie, musicothérapie, aromathérapie et chromothérapie, et s’appuie sur des dimensions spirituelles et communautaires souvent méconnues. Comment ces pratiques ont-elles traversé le temps et les frontières ? Pourquoi continuent-elles de résonner aujourd’hui face aux défis sociaux et environnementaux ? Plongeons au cœur de cet héritage et découvrons comment, à Bruxelles, se tisse un nouveau lien entre passé et présent.
Les maristans : des institutions de soin holistique
Aux XIIᵉ et XIIIᵉ siècles, Fès, Salé et Marrakech abritaient des maristans : des hôpitaux-congrégations où médecine, spiritualité et humanité formaient un tout indissociable. On y pratiquait :
Phytothérapie : remèdes à base de plantes et tisanes médicinales.
Musicothérapie : rythmes et sonorités pour harmoniser l’esprit et le corps.
Aromathérapie : huiles essentielles et encens pour purifier l’atmosphère.
Chromothérapie : jeux de lumière et couleurs pour rétablir l’équilibre énergétique.
Ces institutions agissaient non seulement sur le corps, mais aussi sur les relations humaines et leur lien aux forces non-humaines, incarnant une vision globale de la santé.
Déclin puis résilience : le destin contrarié des savoirs populaires
Avec la modernisation coloniale et l’avènement d’une médecine fondée sur l’expérimentation, les maristans ont décliné : en 1945, le dernier d’entre eux, à Sidi Frej (Fès), céda la place à un hôpital de psychiatrie moderne. Pourtant, loin de disparaître, ces savoirs ont survécu :
Transmission orale au sein des communautés paysannes et populaires.
Rituels collectifs : « ziarat » (pèlerinages aux mausolées), « lilats » (nuits rituelles) pour apaiser les esprits bienfaisants.
Syncrétisme religieux : emprunts mutuels entre soufisme et kabbale, héritiers de la cohabitation judéo-musulmane andalouse; emprunts aux cultures et spiritualités subsahariennes.
Ainsi, bien que marginalisés, les soins ancestraux marocains ont conservé leur efficacité, portée par la confiance (« niyya ») et la générosité partagée.
Les deux fronts de la disqualification
Aujourd’hui, ces pratiques peinent à trouver leur place face aux héritiers de deux modernités :
Modernité islamique réformiste (wahhabisme) : qualifie ces rites de « chirk » (associationnisme), les jugent contraires à un monothéisme strict.
Modernité occidentale scientifique : les réduit à des « superstitions » ou « archaïsmes », sans reconnaître la rationalité cachée ni les mécanismes d’action.
Cette double censure conduit à un appauvrissement de notre palette thérapeutique et à la perte d’un lien précieux entre soin et dimension spirituelle.
Un héritage vital dans un monde en crise
Face aux bouleversements climatiques, à l’effondrement de la biodiversité et à l’individualisme exacerbé du capitalisme, l’Occident réalise aujourd’hui les limites de son modèle :
Le mythe du Progrès n’a pas « sauvé » la planète ; il l’a fragilisée.
Les réponses technologiques et médicales exclusivement biomédicales peinent à restaurer un équilibre viable.
Or, les cultures non-modernes — en connexion avec le vivant, l’invisible, et articulées autour de collectifs de soin — offrent des antidotes puissants à l’isolement social et à la déconnexion écologique.
Le « maroxellois » : un nouvel agencement bruxellois
À Bruxelles, la rencontre entre les traditions marocaines et les cultures populaires locales (le « brusseleir ») engendre un « maroxellois » en constante évolution :
Musique chaâbi et Gnawa : vecteurs de joie, de mémoire et de transmission intergénérationnelle.
Réseautage des praticien·ne·s : création d’espaces inspirés des maristans, où infusion de plantes, chants et couleurs se mêlent aux rituels communautaires.
Événements et ateliers visant à faire découvrir ces soins, à partager l’intention (« niyya ») et à reconstruire un sentiment d’appartenance et de solidarité.
Cette hybridation nourrit un art de vivre festif, solidaire et respectueux du vivant, où chaque geste devient un soin pour soi et pour les autres.
Conclusion : vers une autre fin d'un monde
Plutôt que de nostalgie d’un passé figé ou d’un futur technocratique, l’héritage ancestral marocain nous invite à inventer « une autre fin du monde du monde » : joyeuse, dansante, connectée aux forces visibles et invisibles, et respectueuse de la toile du vivant. À Bruxelles comme ailleurs, faisons vivre ces cultures populaires, résistons aux injonctions des modernités qui nous désincarnent, et contribuons à créer des espaces de soin où l’humain et le non-humain se rencontrent en paix.
Et si le prochain maristan se construisait ici, au cœur de nos quartiers, comme un laboratoire de résilience collective ?
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