Penser, cultiver et transmettre l’héritage marocain en pratiques de soins
- Agenc'MondeS
- il y a 5 jours
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Dernière mise à jour : il y a 6 heures
En 2024, dans le cadre de la commémoration des 60 ans des accords de main-d’œuvre entre la Belgique et le Maroc, l’asbl Agenc’MondeS a poursuivi son travail de recherche et de transmission autour des pratiques de soins issues de l’héritage marocain. Ce projet s’inscrit dans la continuité du travail amorcé en 2023 et prend la forme d’un ensemble de séminaires, formations et rencontres, ancrés dans les réalités multiculturelles de la Belgique actuelle. Il est soutenu par PCI (Promotion De La Citoyenneté Et L'Interculturalité - FWB) et mené en partenariat avec le service de santé mentale D'Ici et D'Ailleurs et son lieu de liens L'Atelier.
Une suite à un projet engagé en 2023
En 2023, le projet « Accueillons les ancêtres pour nourrir les pratiques de soins » avait permis à sept étudiantes en baccalauréat assistant social d’enquêter sur les ressources de soin transmises par les générations précédentes dans leurs quartiers multiculturels. Six étudiantes avaient des origines marocaines, une était d’origine turque.
Leurs récits mettaient en lumière une richesse de savoirs : soins corporels, rituels, invocations, usage de plantes ou d’objets « actifs »… autant de gestes hérités qui existent encore dans le quotidien. Ces témoignages, pris au sérieux dans une approche ethnopsychiatrique, ont permis d’identifier plusieurs traits communs :
Une attention au collectif, à la communauté.
La niyya, une intention confiante que le soin fera du bien.
Des actes isomorphes avec le mal à soigner, comme pour "l'apprivoiser" (par exemple: casser un oeuf sur le ventre d'une femme aux règles douloureuses)
L’usage de matières naturelles : plantes, encens, eau, aliments.
Des contacts corporels : massages, soins manuels.
Des invocations, liant le visible à l’invisible, le corps au Verbe.

Un inventaire vivant des savoirs en Belgique
En 2024, le nouveau projet a démarré par un inventaire des pratiques de soin héritées, à travers des entretiens avec praticiennes et praticiens. Il en ressort :
Une culture du sensible : attention aux matières, aux sensations, à la relation.
Des soins psychocorporels comme la réflexologie.
Une générosité spontanée, souvent sous forme de repas partagés (sadaqa).
Des ponts entre traditions juives et musulmanes : pèlerinages (ziara), talismans, pratiques spirituelles.
Des rituels multisensoriels mêlant couleurs, odeurs, saveurs, musique, invocations… pour relier humains et non-humains (comme les forces de la nature et les djinns).
Ces pratiques ont été discutées et approfondies lors de cinq séminaires ouverts à tous notamment des professionnels du soin dans le contexte migratoire.
Cinq séminaires pour explorer l’héritage
I. Les « terrestres poreux »: repenser notre humanité à travers les rituels marocains (9 octobre 2024)
Inscrit dans un cycle d’ethnopsychiatrie, ce séminaire a mis en lumière l’opposition entre deux figures de l’humain : d’un côté, l’« humain terrestre », immergé dans le vivant, poreux et libre dans l'interdépendance ; de l’autre, le « sujet étanche » de la modernité, replié sur lui-même, et qui se croit autonome. La réflexion s’est appuyée principalement sur les travaux de Bruno Latour et de Tobie Nathan, qui soulignent tous deux le pouvoir transformateur des dispositifs de soins traditionnels.
II. Prendre soin des collectifs, des âmes et des corps (28 novembre 2024)
Ce séminaire a mis l’accent sur l’héritage féminin dans les pratiques de soin : usage des plantes, massages, réflexologie, musique... mais aussi solidarité active avec les personnes marginalisées (femmes et personnes âgées isolées, mères célibataires, personnes séropositives…). Ces gestes sont autant de formes de résistance, de soin et d’engagement communautaire.

III. Le don spontané (5 décembre 2024)
Des femmes ont partagé des initiatives solidaires inspirées de rituels de dons : repas gratuits pendant le Covid, restaurants sans prix, envois de nourriture après des tremblements de terre… Ces gestes montrent que le soin passe aussi par le partage, la table, l’attention aux besoins immédiats des autres.
IV. Soins juifs et musulmans au Maroc : le Verbe fait chair (12 décembre 2024)
Ce séminaire a montré comment le judaïsme et l’islam marocains, tous deux traditions du Livre, ont influencé mutuellement leurs approches du soin : entre kabbale juive et soufisme musulman, entre texte sacré et gestes corporels, entre parole et matière. Une histoire longue, profonde, souvent oubliée, mais essentielle pour comprendre les pratiques d’aujourd’hui.

V. La fabrique de joie collective : la musique des terrestres humains et non-humains (19 décembre 2024)
Dernier séminaire de l’année, il explorait le pouvoir de la musique comme soin : elle relie, elle apaise, elle réjouit. Dans certains rituels, elle accompagne les encens et les couleurs pour harmoniser les forces visibles et invisibles, notamment les djinns protecteurs (mlouk). Le séminaire s’est terminé par un concert-hommage au patrimoine marocain, porteur de mémoire et de transmission.
Pistes frayées : Héritage ancien, futur vivant
Ces pratiques remontent à une tradition ancienne : celle des maristans – les hôpitaux du monde islamique dès le XIIIe siècle. À Fès, par exemple, on soignait les maladies mentales avec de la musique, des parfums, de l’eau, et même les oiseaux blessés y étaient accueillis. Une médecine holistique, poétique et inclusive.
Ce savoir, en partie effacé par les approches médicales modernes, continue à vivre dans les classes populaires au Maroc et les diasporas. Il circule dans les quartiers, dans les gestes du quotidien, dans les rituels discrets. Il témoigne d’une autre manière de soigner : plus collective, plus sensorielle, plus connectée au monde vivant – humain et non-humain.

Et si Bruxelles avait son Maristan ?
Ce projet esquisse une idée : celle d’un Maristan de Bruxelles, un réseau d'acteurs et de lieux connecté aux autres façons de soigner (médecine conventionnelle) et de prendre soin où les savoirs anciens et les pratiques contemporaines se rencontrent, où l’on soigne avec des mots, des musiques, des couleurs, de la chaleur humaine. Un espace pour penser, cultiver et transmettre un héritage vivant – pour aujourd’hui et pour demain.
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